CHAPITRE XV
Cuan Dóir, le port de Dór, n’était distant que de trois miles des grilles de l’abbaye. Le chemin qui y menait n’était jamais très éloigné de la mer que l’on voyait écumer au loin, il serpentait dans des landes sauvages d’ajoncs et de bruyère, avec des affleurements de rochers polis par les siècles. À cause de la proximité de l’océan, les arbres étaient rares et prenaient des formes étranges, sculptées par les vents côtiers. A mi-chemin, ils tombèrent sur un site de pierres levées. Les sentinelles de granité gris couvertes de lichens témoignaient des croyances et des pratiques des Anciens. Elles étaient disposées en un cercle d’une trentaine de pieds de diamètre, juste à côté d’une maisonnette en pierre. Ce témoignage des coutumes d’autrefois semblait s’intégrer parfaitement au paysage sauvage, balayé par les vents, et faisait surgir des images du passé.
Un peu plus loin, le chemin sinuait au milieu d’une profusion d’arbustes couleur fuchsia avant de descendre sur une petite crique, semblable à celle qui abritait Ros Ailithir, un port naturel où dansaient des bateaux. La beauté du site coupait le souffle. La forteresse de Salbach dominait la rade où se pressaient les maisons d’un village. La place forte, entourée d’un mur de pierres sèches de vingt pieds de haut, contrôlait la terre et la mer. Fidelma évalua la circonférence du mur, qui ne comportait qu’une seule entrée, à quelque deux cents pieds. La grille, aux montants inclinés, ne pouvait laisser passer qu’un seul cavalier à la fois.
Les deux hommes en armes qui montaient la garde regardèrent Fidelma et Cass s’approcher avec une curiosité mal dissimulée.
— Sœur Grella de Ros Ailithir est-elle à l’intérieur de cette demeure ? demanda Fidelma d’une voix forte du haut de son alezan.
— Vous êtes à la forteresse de Salbach, chef des Corco Loígde, répliqua un des gardes qui s’appuya nonchalamment au portail tout en la contemplant d’un air ironique.
Fidelma décida de changer de tactique.
— Serait-il possible de parler à Salbach ?
— Il n’est pas là.
— Où peut-on le trouver ? demanda Cass en faisant avancer sa monture de quelques pas afin que l’autre voie son collier d’or qui le distinguait comme un guerrier d’élite de Cashel.
Rien dans l’attitude insolente de l’homme ne trahit qu’il avait remarqué l’emblème.
— Il est parti se promener à cheval.
Puis, troublé par le regard de Cass qui n’augurait rien de bon, il se reprit et pointa son épée en direction des bois de Dór.
— Il est probablement en train de chasser.
— Seul ? demanda Fidelma.
— Oui, comme d’habitude.
Cette déclaration déclencha un ricanement chez son acolyte.
Fidelma tira sur la bride de son alezan et fit signe à Cass de la suivre en direction de la forêt.
— Si Grella n’est pas avec Salbach, à quoi bon partir à sa recherche ? grommela Cass.
— Peut-être qu’il chasse en compagnie ? suggéra Fidelma. Tout dépend comment on interprète la brusque crise d’hilarité du garde taciturne.
Ils avançaient au pas de leurs chevaux sur le sentier en lacet qui s’éloignait de la côte. Après avoir traversé un paysage vallonné, ils abordèrent les bois dont Fidelma remarqua qu’ils présentaient une remarquable variété d’essences, surtout des conifères, des bouleaux et des noisetiers. La bruyère poussait partout en abondance.
À un moment donné, ils tombèrent sur une rivière au lit bouillonnant qui descendait des collines et s’élargissait avant de se jeter dans l’océan, juste derrière eux. Fidelma, qui avait trouvé un gué, s’apprêtait à héler Cass quand il lui fit signe de se taire et tendit le doigt sans un mot.
À une courte distance, près de la berge, elle vit de la fumée qui s’élevait de la cheminée d’une maisonnette de bûcheron, ou bothán.
Devant la porte se tenaient deux chevaux, l’un richement harnaché et l’autre pas.
Fidelma échangea un regard lourd de sous-entendus avec Cass et lui chuchota :
— Nous allons traverser la rivière.
Puis elle éperonna son alezan dans les eaux peu profondes au débit rapide, suivie de son compagnon.
— Regardez, une clairière abritée des regards, dit Fidelma quand ils eurent rejoint l’autre rive. Nous allons y laisser les chevaux, puis nous retournerons au bothán. Je ne serais pas autrement surprise d’y découvrir Salbach et notre bibliothécaire en fuite.
Cass secoua la tête d’un air perplexe, mais garda ses commentaires pour lui.
Fidelma choisit une approche discrète car son raisonnement l’avait amenée à une conclusion qu’elle pensait difficilement crédible, mais qui correspondait assez bien aux pièces du puzzle qu’elle avait rassemblées jusqu’ici.
Ils suivirent un sentier parallèle à la rivière qui les amena à la clairière où se trouvait la maisonnette.
Arrivés à la lisière du bois, ils tendirent l’oreille.
Des éclats de rire féminins s’échappèrent de la chaumière et Fidelma sourit d’un air satisfait à Cass. Elle ne s’était pas trompée dans ses prédictions.
Elle allait s’élancer quand Cass la retint par le bras en entendant le trot d’un cheval qui se rapprochait.
Tous deux s’accroupirent aussitôt derrière un buisson.
Arrivant par un chemin qui se situait à l’opposé de celui qu’avaient emprunté le guerrier et la religieuse, un cavalier fit irruption dans la clairière, un homme robuste, sale et échevelé, vêtu d’un manteau de laine.
— Salbach ! vociféra le guerrier en tirant sur les rênes de son coursier.
Puis il prit appui sur le pommeau de sa selle.
Quelques instants plus tard, Salbach apparaissait à la porte de la chaumière. Torse nu, il s’employait à enfiler une chemise.
— Quelles sont les nouvelles ? cria-t-il en jetant un manteau fourré sur ses épaules.
— L’audience aura lieu à Ros Ailithir dans quelques jours. Et la barc de Ross est au mouillage dans la crique. Donc ils sont rentrés.
Cass regarda Fidelma, les yeux agrandis par la surprise. Elle lui fit une grimace et tourna à nouveau son attention vers les deux hommes.
— Est-ce qu’elle sait ? demanda Salbach.
— Cela m’étonnerait. Que vouliez-vous qu’elle apprenne à Sceilig Mhichil ?
— J’ai ma petite idée sur l’endroit où ils se cachent, lança Salbach.
— Voilà qui va faire plaisir au bó-aire, grommela le guerrier.
Salbach sauta sur sa monture avec aisance.
— Je vais t’accompagner à Cuan Dóir et je te donnerai mes instructions pour Intat en chemin, lança-t-il.
Il se mit en route sans se retourner, et Fidelma entendit Cass qui peinait à reprendre sa respiration.
Les deux cavaliers se dirigèrent vers la rivière, la longèrent et passèrent à gué dans des gerbes d’eau.
Cass arrondit les lèvres et émit un sifflement silencieux.
— Dire que Salbach était supposé envoyer ses guerriers à la recherche d’Intat pour le punir des crimes qu’il avait commis à Rae na Scríne ! murmura-t-il.
— Intat est à l’évidence à la solde de Salbach, répliqua Fidelma qui se leva et épousseta sa robe. Je m’en doutais. Venez, je crois qu’il est grand temps d’avoir une petite conversation avec notre amie la bibliothécaire.
Elle traversa la clairière d’un pas ferme et poussa sans cérémonie la porte de la cabane.
Sœur Grella, qui n’était pas encore rhabillée, se retourna vivement.
Fidelma lui adressa un sourire sans joie.
— Eh bien, sœur Grella ? Auriez-vous décidé d’abandonner la vie religieuse ?
Sœur Grella, qui avait pâli, fixait maintenant Cass, bouche bée derrière Fidelma. Consternée, Grella tendit la main vers sa chemise et Fidelma, voyant son embarras, jeta un regard de reproche à Cass.
Le jeune guerrier s’empourpra et sortit de la maisonnette pour monter la garde devant la porte.
— Habillez-vous, Grella, ordonna Fidelma. Ensuite, nous nous expliquerons.
— Où est Salbach ? murmura l’ancienne bibliothécaire. Quelles sont vos intentions ?
— Les affaires de Salbach l’ont appelé ailleurs. Quant à votre deuxième question, tout dépendra de vos réponses. Et maintenant, dépêchez-vous de vous vêtir.
Grella obtempéra.
— Allez-vous me ramener à l’abbaye ?
Un petit sourire cynique joua sur les lèvres de Fidelma.
— Vous devrez répondre de votre conduite devant les lois ecclésiastiques et civiles.
— Je ne vois pas où est le péché. Salbach a l’intention de me prendre comme seconde épouse et j’ai quitté l’abbaye.
— Sans en informer l’abbé et pour vous marier à un homme qui l’est déjà ?
— Sa femme est âgée, protesta Grella, comme si cela excusait sa conduite.
— Et Dacán aussi, vous le trouviez trop vieux ? demanda Fidelma d’un air candide.
Grella sursauta, puis se reprit et haussa les épaules.
— Donc vous savez la vérité. Oui, il me dégoûtait. II était voûté, faible, usé et cela explique que j’aie demandé le divorce.
— Je vous rappelle tout de même que depuis notre conversion à la foi, la concubine, la seconde épouse ou le second mari ont été condamnés par les évêques. En imaginant que Salbach vous prenne comme deuxième femme, l’Église vous condamnera forcément.
Grella eut un petit rire.
— Il n’y a pas si longtemps, Nuada de Laigin avait deux femmes. La loi civile n’a toujours pas aboli le droit à une seconde épouse.
— Je connais la loi, Grella. Mais vous êtes une religieuse et devriez savoir que les règles de la foi s’opposent souvent à la loi civile.
— Je croyais que votre tâche était de faire respecter la loi civile ? rétorqua Grella.
Fidelma savait que dans ce débat elle n’aurait pas le dessus, car si l’Église s’opposait à la polygamie et à la polyandrie, autrefois fort répandues, elle ne rencontrait dans ce domaine qu’un succès limité. En désespoir de cause, un brehon chargé de rédiger les textes de loi de la Bretha Crólige avait même écrit : « La loi ne parvient pas à se déterminer sur ce qui convient le mieux, de l’unicité ou de la multiplicité des unions sexuelles, car les élus de Dieu ont toujours vécu dans la pluralité des unions, plus facile à louer qu’à condamner. » Grella avait raison. Mais ce n’était pas l’aspect moral de sa relation avec Salbach qui tourmentait Fidelma au premier chef.
— Si vous n’aviez pas prévu de retourner à l’abbaye, pourquoi n’avez-vous pas emporté vos effets personnels ?
Grella se mordit la lèvre tout en se recoiffant. Puis elle fit face à Fidelma, les mains sur les hanches.
— Je ne ressens nul besoin de m’excuser. Je ne possédais pas grand-chose et maintenant Salbach subvient à mes besoins. Quant à retourner là-bas, je l’aurais peut-être fait après mon mariage avec Salbach. J’aurais alors bénéficié de sa protection et personne ne se serait permis de me faire des remontrances.
— Tout comme vous, Salbach est tenu de répondre de ses actions devant la loi, Grella. Et il y a quelques questions auxquelles vous devez répondre sur-le-champ. Saviez-vous que votre ancien époux, Dacán, s’était rendu à Ros Ailithir dans un but bien précis ?
— Où voulez-vous en venir ?
Les yeux de Grella brillaient de colère, mais on y lisait aussi une certaine appréhension.
— Je sais que vous avez été mariée à Dacán.
— Vous le tenez certainement de Mugrón. Par un malheureux concours de circonstances, il m’a rencontrée à Cuan Dóir.
— Il vous a vue en compagnie de sœur Eisten, fit tranquillement observer Fidelma, mais Grella ne mordit pas à l’hameçon.
— Oui, et alors ?
— Pourquoi avez-vous emmené sœur Eisten à la forteresse ?
Grella fronça les sourcils.
— À la demande de Salbach. Il avait entendu dire qu’Eisten dirigeait un orphelinat à Rae na Scríne et il désirait la rencontrer ainsi que les enfants. Il savait que je connaissais bien cette jeune femme.
— Avait-elle amené les enfants avec elle ?
Désemparée, Fidelma se demandait où tout cela allait la mener.
Grella secoua la tête.
— Elle m’a accompagnée seule à Cuan Dóir. Elle refusait que ses petits protégés voyagent, à cause de la peste jaune.
— Salbach était-il déçu de ne pas les voir ?
Grella lui jeta un regard acéré.
— Pourquoi aurait-il été désappointé ?
Fidelma se renversa sur son siège et resta un instant silencieuse.
— Saviez-vous que sœur Eisten avait été assassinée ?
Le visage de Grella se ferma. Fidelma devina que, derrière son masque, la bibliothécaire était bouleversée.
— Oui, je l’ai appris il y a quelques jours.
— Pas avant ?
Elle secoua la tête et Fidelma sut qu’elle disait la vérité.
— Vous semblez très émue par cet événement. Vous m’avez dit que vous connaissiez bien Eisten. Parleriez-vous de liens d’amitié ?
— Il y a quelques mois, sœur Eisten avait fait des recherches à la bibliothèque et nous étions devenues âmes sœurs.
Fidelma se rappela aussitôt qu’Eisten lui avait confié qu’elle avait une âme sœur à l’abbaye. Et à ce sujet, Eisten lui avait posé une question étrange... Comment l’avait-elle formulée exactement ? Une âme sœur peut-elle trahir une confidence ?
— Donc vous aviez peu de secrets l’une pour l’autre.
— Vous connaissez le rôle d’une anamchara, répliqua Grella d’un ton sec.
Fidelma comprit qu’elle n’en dirait pas davantage.
— Vous avez admis connaître l’objet des recherches de Dacán, lança Fidelma, changeant de tactique.
— Oui, quand vous êtes venue à la bibliothèque.
— Mais vous avez oublié de préciser qu’il s’intéressait aux descendants de la famille royale originaire d’Osraige.
Grella perdit contenance.
— D’où tenez-vous pareille information ?
— J’ai lu les textes de Dacán.
Grella porta la main à son cou.
— Vous., vous les avez vus ?
Fidelma l’étudia avec attention.
— J’ai fouillé votre cellule, Grella. Et vous avez commis une grossière erreur en pensant que vous pourriez dissimuler ces écrits, ou me proposer une traduction erronée des « bâtons de poète ».
À sa grande surprise, car elle pensait que Grella allait nier avec la dernière énergie, cette dernière haussa les épaules d’un air fataliste.
— Je m’étais imaginé qu’ils étaient bien cachés et qu’on ne les trouverait pas. J’avais l’intention de les détruire.
— Vous ignoriez que je les avais subtilisés il y a une semaine ?
— Je me tue à vous répéter que je ne suis pas retournée à l’abbaye.
— Vraiment ? Mais vous admettez que Dacán recherchait l’héritier d’Illan, qui se présentait comme l’héritier légitime du petit royaume d’Osraige ?
— Je l’ai déjà reconnu.
— Et vous en avez parlé à Salbach ?
Grella la toisa d’un air provocateur et regarda ailleurs.
— Scandlán, l’actuel roi d’Osraige, est le cousin de Salbach, poursuivit Fidelma, et tous deux avaient donc intérêt à ce qu’on ne retrouve jamais le fils d’Illan.
— Je pensais simplement que Salbach devait savoir que quelqu’un recherchait les enfants d’Illan, répliqua Grella. Je n’avais pas d’autre but que d’empêcher des conflits armés en Osraige. Illan s’était efforcé de renverser Scandlán et beaucoup de sang avait déjà été versé.
— Donc vous avez raconté à Salbach ce que vous saviez sur Dacán. Salbach a compris que Laigin cherchait à réaffirmer son pouvoir sur Osraige, par exemple en mettant sur le trône un roi qui accepterait de se soumettre à Laigin plutôt qu’à Muman.
Grella demeura impassible.
— Si vous le dites.
— Dacán était devenu un danger pour la famille de Salbach. Est-ce là la raison pour laquelle vous avez tué votre ancien époux ?
La stupeur de Grella ne semblait pas feinte.
— Qui m’accuse de l’avoir assassiné ? s’écria-t-elle.
— Les liens qui ont servi à l’attacher étaient des bandes de tissu rouge et bleu. Possédez-vous une jupe à rayures rouges et bleues ?
— Bien sûr que non.
Sa dénégation manquait de conviction.
— Si je vous disais qu’en fouillant votre chambre j’ai découvert cette jupe dont l’ourlet arraché correspond aux lanières qui ont entravé Dacán avant le meurtre ?
Grella s’empourpra. Sa confiance en elle semblait sérieusement ébranlée.
— Possédez-vous une jupe correspondant à la description que je viens de vous donner ? s’exclama Fidelma. Autant me dire la vérité si vous n’avez vraiment rien à cacher.
Grella rentra la tête dans les épaules.
— Oui, il s’agit bien d’un vêtement à moi, mais je ne l’ai jamais porté depuis mon arrivée à Ros Ailithir. Je voulais le donner aux pauvres mais...
Elle regarda Fidelma droit dans les yeux.
— J’ai trahi la confiance du vieux Dacán et j’ai rapporté à Salbach à quelles recherches il se livrait, mais mes raisons sont honorables et je ne l’ai pas tué. Pour quoi faire ? Il aurait mené Salbach à l’héritier d’Illan, et c’était justement ce que Salbach désirait.
Le raisonnement se tenait mais Fidelma était bien décidée à la pousser à bout.
— Niez-vous être retournée ces derniers jours à l’abbaye pour vous glisser dans les appartements de l’abbé Brocc et y subtiliser certaines preuves accablantes dans un cabinet renfermant des effets personnels ?
Grella la fixa, interdite.
Cette femme disait la vérité. Son intuition avait déjà averti Fidelma que Grella n’était pas la coupable. Mais elle en savait assez pour livrer le nom du meurtrier si on la provoquait avec suffisamment d’habileté.
— Aviez-vous connaissance de la sacoche contenant des éléments essentiels à mon enquête que j’avais laissée chez l’abbé ? s’obstina-t-elle.
— Mais pas du tout ! protesta Grella. J’ignorais même que vous aviez fouillé ma chambre et je vous répète que je ne suis pas retournée à l’abbaye au cours de cette dernière semaine.
— Vous avez mal choisi votre moment pour vous éclipser. N’importe qui trouverait cela extrêmement suspicieux.
— Je suis partie à la demande de Salbach. Cela faisait trop longtemps que nous cachions notre amour et nous voulions le vivre au grand jour.
— Pardonnez-moi d’insister, mais votre disparition tombait très mal.
— Je n’ai pas tué Dacán, répliqua fermement Grella.
Fidelma réprima un soupir.
— Alors expliquez-moi pourquoi vous avez dissimulé ses écrits.
— C’est pourtant facile à comprendre : je ne voulais pas que l’on connaisse le but de ses recherches. Il valait mieux que Laigin ne retrouve pas le fils d’Illan. Ainsi, on ne pourrait pas utiliser son héritier pour renverser le cousin de Salbach.
— Et Salbach vous serait reconnaissant de lui apporter de telles informations...
— J’aime Salbach.
— Donc vous avez fait tout cela pour l’amour de lui...
Les yeux de Grella brillaient d’une indignation mal contenue.
— Pas de chance, dit Fidelma en se levant. Maintenant, Laigin exige Osraige comme prix de l’honneur pour l’assassinat de Dacán et il semblerait que la guerre que vous prétendiez empêcher va être déclarée.
Grella se leva à son tour.
— Permettez-moi de faire appel à votre jugement de femme, Fidelma. J’ai été mariée à Dacán quand j’avais quinze ans. C’était un mariage arrangé où je n’ai pas eu mon mot à dire, selon les nouveaux usages préconisés par la foi. Je suis restée trois ans avec ce vieillard incapable de me donner des enfants. C’est d’ailleurs grâce à cela que j’ai pu obtenir le divorce.
Plutôt que de m’infliger une audience devant le brehon pour exposer mes doléances, ce qui à dix-huit ans m’aurait profondément embarrassée, Dacán m’accorda le divorce sans discuter. Il m’a appris beaucoup de choses et je lui en étais profondément reconnaissante. Son enseignement m’a permis d’entrer au collège ecclésiastique de Cealla, où j’ai étudié et passé mes examens. En dépit de son caractère difficile, je l’aimais comme un père, sinon comme un époux. Je ne l’ai pas tué, Fidelma de Kildare. Je suis coupable de bien des choses, mais je ne l’ai pas tué.
— Sœur Grella, aussi bizarre que cela puisse paraître, mon intuition me porte à vous croire. Cependant, les faits parlent contre vous. Entre autres comportements suspects, je vous reproche d’avoir soustrait des documents à la justice, et disparu de l’abbaye après m’avoir dissimulé la vérité sur votre passé. Sans compter que l’on a retrouvé dans votre cellule les liens qui ont servi à attacher la victime.
Fidelma se mordit la lèvre.
— La veille de sa mort, Dacán a écrit à son frère qu’il avait découvert où se cachait l’héritier d’Illan. Tout porte à croire que vous l’avez tué pour l’empêcher de le trouver afin de satisfaire votre amant, Salbach.
— Non ! C’est faux ! Vous ne pouvez m’accuser d’un tel crime !
— Désolée, mais ce sera à l’assemblée du haut roi de décider.
— Pourtant, au fond de vous, Fidelma, vous reconnaissez que ce n’est pas vrai ! s’écria Grella avec colère.
— Je suis mandatée par le roi de Cashel et j’accomplis mon devoir. Et puis j’ai une guerre à prévenir. Cass !
Quand le jeune guerrier pénétra dans la chaumière, il vit Grella, blême et les narines pincées, et Fidelma, le visage fermé.
— Cass, sœur Grella va revenir avec nous à Ros Ailithir en tant que prisonnière.
— Alors elle a avoué ?
Un intense soulagement se lisait sur les traits du jeune homme.
— Confesser un crime que je n’ai jamais commis ? siffla Grella entre ses dents. Si ça vous amuse de m’emmener à l’abbaye... de toute façon, Salbach trouvera bien le moyen de me libérer.
— Si j’étais vous, je ne m’y fierais pas trop, répliqua Cass avec un sourire sans joie.
Sur le chemin de Ros Ailithir, Fidelma ouvrait la route tandis que Cass chevauchait aux côtés de Grella. Durant tout le trajet, Fidelma ne prononça pas un mot, profondément absorbée dans ses pensées. Si Grella disait la vérité, alors son enquête était au point mort. Bile n’avait même pas prouvé la complicité de Salbach et d’Intat. Et même si Grella avait assassiné Dacán, difficile d’imaginer qu’elle avait torturé et assassiné son âme sœur. Quant aux fils d’ïllan, pourquoi diable Dacán était-il persuadé qu’il existait un héritier ayant atteint l’âge du choix ? Où étaient ces garçons appelés « Primus » et « Victor » ? « Victor » et « Primus »... « Primus »...